TEXTES

Bertrand Beaussillon

La nuit transfigurée

                Un carré noir légèrement frotté d’ambre sur sa partie avale –  en transparence pour ainsi dire. Une ouverture médiane, d’une verticalité discrète, d’un jaune à peine soutenu comme l’écho d’une lumière par une porte entrebâillée. Ouverture de la nuit sur une rêverie prolongée, sur une chambre, sur un espace d’intimité. À regarder plus longuement l’ensemble de la composition, on voit surgir quelques petites lueurs périphériques, pelures d’oranges atténuées, modulations naturelles du jaune vers une valeur voisine qui lui fait signe.

                Le travail pictural de Bertrand Beaussillon s’annonce en cette composition exemplaire, dénuée de toute dissonance, tissée d’une harmonie si enveloppante qu’elle instaure les prémisses d’un univers pictural à part entière. Issue de la substance nocturne, cette peinture essentiellement nous dit la nuit transfigurée par le refus du pathétique, l’économie des gesticulations et cris de ceux que semble fasciner la fureur du monde.

                Ce noir est de velours, ce jaune est libéré de toute crudité qui ressemblerait à une plainte. D’emblée nous sommes dans l’univers du silence. À chaque jour suffit son inquiétude : point n’est besoin de le crier. Les toiles tissent simplement le lieu d’un cheminement méditatif, nourri d’une sorte d’innocence nocturne. On songe, si l’on nous autorise le rapprochement, à ces petites pièces musicales que Federico Mompou intitule « musica callada » : musiques-vers-le-silence.

                Fondamentalement épurées – ce qui ne signifie pas qu’elles cèdent à certaines tentations minimalistes qui furent parfois des effets de mode – les compositions de Bertrand Beaussillon n’en sont pas moins minutieusement construites. Tel est leur paradoxe, tel est peut-être aussi la clé de leur énigmatique pouvoir de fascination. Bien que le graphisme s’y efface au prix de transitions d’une grande subtilité technique, tous ses tableaux déploient en eux une structure organisatrice, qui est de l’ordre du filigrane, du canevas sous-jacent, de la rémanence rétinienne.

                Architecte dans sa vie professionnelle, l’artiste l’est aussi dans sa manière de suggérer l’image d’un intérieur, sans support figuratif, par les seules ressources de la transparence, de la rigueur harmonique et du passage à la limite. Chambre d’enfance peut-être, dont la lumière vient d’à-côté, en un liséré fugitif, par une vitre dépolie ? Ou grenier de fortune frappé de lueurs troubles et de réminiscences crépusculaires ?

                Au fil de son évolution, la peinture de Beaussillon persiste dans une prospective cohérente : demeurer fidèle à elle-même tout en élaborant par étapes des approches plus complexes, des formes habitées par des fébrilités discrètes, des instances d’instabilité. Apparaissent ainsi des décalages, des angles un peu plus vifs, des cadres dédoublés en leur propre giron. L’harmonie elle-même s’élargit : si la présence des noirs demeure toujours aussi matricielle, l’artiste la modifie par des impulsions vermillon, des orangés plus larges, des surgissements inattendus de rose, de carmin clair. Une prospection s’opère minutieusement sous nos yeux : avec cette patience et cette méticulosité qui définissent un « style » en maturation.

                Espaces d’intimité et de silence : tel est bien l’univers pictural engendré par la ferveur du peintre. Faut-il s’étonner si parfois l’on rencontre en eux l’«apparition», presque déconcertante, d’une silhouette féminine dont la nudité ne se réduit pas à quelque convention picturale, mais donne au terme « intimité » sa vraie valeur de rêve et de  sensualité. Dans un tableau de la première période, déjà nous surprenait l’esquisse, à la limite de l’abstraction, d’une allusion érotique délicieusement inconvenante.

                Si la chambre de l’origine pouvait nous évoquer l’esthétique du presque-rien, les compositions d’aujourd’hui se chargent peu à peu de dérangements furtifs, de petites effusions passionnelles, de rumeurs, de couleurs plus chaudes. La nuit s’anime de froissements comme dans certains quatuors de Bartok où les bruits d’un jardin d’été semblent venir jusqu’à l’intérieur de la maison. Et le travail de l’artiste nous le rappelle sans fanfare : la peinture est patience, décantation, recommencement.

                Ainsi se manifeste en elle le mystère de toute existence, à la lisière de ces destins nocturnes que Bertrand Beaussillon rend pour nous familiers en les transfigurant.

Jean LIBIS

Novembre 2003