Bertrand Beaussillon ou l’éthique du silence
Si la discrétion est aujourd’hui une vertu particulièrement menacée, l’œuvre picturale de Bertrand Beaussillon lui semble au contraire résolument attachée. Il est d’ailleurs troublant de mesurer à quel point le cheminement de ce peintre présente à soi-même une fidélité, qui n’exclut nullement un travail de maturation et d’évolution subtile. C’est dire que, sur le fond d’une esthétique soutenue dans sa cohérence, se pourront néanmoins apprécier des glissements, des ouvertures, des harmonies nouvelles. Ces dernières néanmoins jamais n’abolissent le sentiment d’une nécessité intérieure qui récuse la violence et les complaisances chaotiques.
Au cours de son évolution, le travail semble s’organiser autour d’un accord chromatique fondamental : le jaune, le noir et l’orangé-brun. Celui-ci n’exclut pas d’autres gammes et d’autres harmonies, mais il est suffisamment fondateur, et récurrent, pour faire surgir un ensemble de résonances fondamentalement liées à cet accord. Ce qui se donne d’abord à voir est une sorte de nuit apaisée d’où surgissent des lumières et des lueurs souvent circonscrites par un géométrisme discret, conférant à ces travaux une dimension hautement structurante. Il y a peu de figurations effectives dans la peinture de Bertrand Beaussillon, mais l’œil qui les contemple ne peut s’empêcher d’y percevoir comme des fenêtres, des soupirails, des entrebâillements. Peu importe que l’intention du peintre ne soit peut-être pas exactement celle-ci : une atmosphère nocturne habite son univers, d’où surgit par découpes une lumière atténuée qui n’est pas celle du jour. Quelques rehauts de jaune orangé, voire de rouge, invitent plutôt à saisir une lumière spécifique, très soigneusement tamisée à l’état de veilleuse.
Une sorte de référence architecturale, qui ne surgit évidemment pas du hasard habite les œuvres du peintre. Parfois elle semble interne à l’organisation du tableau, et l’espace ainsi conçu renvoie à une conception intimiste du mode d’habiter. Les lumières semblent vues d’une pièce à une autre, d’une chambre à un couloir, d’une mezzanine à un rez-de-chaussée. Dans une autre approche, les formes architecturales sont vues de l’extérieur ou aperçues à quelque distance. Se découpent alors des soupirails, des baies juxtaposées, des fenêtres sans visage. Et surtout des formes architecturales plus massives, au point qu’on se surprend à penser à quelque perspective légèrement ruiniforme, ou à une forteresse des temps anciens dont la littérature parfois se l’écho.
Il est troublant de constater à quel point la peinture de Bertrand Beaussillon, qui semble au premier abord foncièrement non-figurative, a le pouvoir de susciter tout un imaginaire de l’espace vécu. De telle sorte que des associations mentales, d’ordre littéraire et musical, surgissent sous le regard de celui qui contemple. Du moins c’est ainsi que je ressens les choses, et j’espère que le peintre m’autorisera cette liberté. Me reviennent, en un clair-obscur de l’esprit, la fête étrange où se dramatise le destin du Grand Meaulnes, ou la maison du rendez-vous dans une nouvelle extraordinaire que Julien Gracq a insérée dans La presqu’île. Lorsque l’imagination se dilate et qu’elle est confrontée à une étrange construction d’un jaune incertain, c’est tout Le désert des Tartares qui vient surgir à la manière d’une allégorie universelle.
Ces évocations ont leur limite et il faut revenir à la peinture elle-même, à son exécution si minutieuse qu’elle semble tissée à même la toile, nourrie de substances transparentes. Cet art est le refus de la matière brute, du trait buriné, de l’accroc, de la déchirure. Il existe certes d’autres conceptions picturales, mais l’esthétique de Beaussillon déploie son monde avec une pudeur qui la met en retrait de tout exhibitionnisme. Par là elle possède peut-être quelque secret intime qui me la rend particulièrement fascinante. Dans ses travaux récents, on pourrait presque dire que se fait jour un certain minimalisme, où des noirs et des bleus foncés laissent apparaître un liséré miraculeux de lumière ocre. Toutefois cette tendance ne s’opère jamais au détriment de la plasticité. En règle très générale, l’artiste ne bouscule pas ses formes, il leur donne plutôt l’apparence énigmatique du velours ou de la toile de lin. Parfois il laisse reposer dans l’espace deux objets insolites d’un bleu clair délicat, ou même, mais c’est plus rare, d’un rouge domestiqué à la manière d’un fauteuil ancien. L’harmonie colorée reste la clé de ces ordonnances sans que jamais la couleur elle-même ne s’avise à tonitruer ni à se prendre comme fin. Une signification singulière émane de ces compositions qui, de toile en toile, redessinent un monde qui est le nôtre, mais se situe toujours à ses lisières, à ses crépuscules, à ses nuits transfigurées. En d’autres termes la peinture de Bertrand Beaussillon n’appartient pas au fantastique ni au lyrisme débridé. Plus on la regarde plus on a le sentiment d’habiter dans le monde, mais dans un monde entièrement décanté de ses scories et de ses appendices superflus. Si le mot déjanté est à la mode, et cela d’une manière qui devient insupportable, la peinture de Beaussillon est opportunément de celles qui le répudient.
Lorsque le peintre accepte de s’exprimer lors d’une conversation, ses propos renforcent les impressions que je rencontre dans son art. L’artiste n’a pas à proprement parler de prétention philosophique, mais il est soucieux de travailler dans l’univers de la signification. Il est habité par le souci – terme heideggerien – de laisser être une chose qui mérite d’être là. C’est très précisément ce qu’il dit. En d’autres termes, ses travaux excluent la gratuité, le divertissement, la provocation. Son travail relève, dit-il, et il hésite à détacher le mot : d’une éthique.
Univers silencieux par excellence, qui ne se complaît ni dans l’agressivité, ni dans l’érotisme exacerbé, ni dans la gesticulation. Ce n’est pas parce que le monde est pétri de violence, et peut-être davantage qu’on ne le pense communément, que l’art d’un peintre doit entrer nécessairement en osmose avec elle. Une fuite en Egypte de Zurbarán, une Marie-Madeleine de Georges de la Tour, une nature morte de Giorgio Morandi tiennent la violence à distance, avec du reste des moyens picturaux bien différents. Ce faisant, la brutalité du monde n’en est pas abolie pour autant et chacun sait bien que l’art constitue un vaste bal masqué où sous les apparences se tissent de multiples tensions, des fractures, parfois des abîmes.
De ce point de vue la peinture de Beaussillon n’est pas nécessairement angélique, mais elle est confrontée aux forces de l’ombre, tout en restant sans complaisance avec les excès. Dans une précédente préface éditée par la galerie GNG, j’avais déjà écrit qu’elle m’évoquait mystérieusement la suite pour piano de Federico Mompou intitulée Musica callada. Cet ensemble de 28 petites pièces, unique dans l’histoire de la musique, cite en exergue une phrase de Saint Jean de la Croix. Un tel rapprochement ne vaut que ce qu’il vaut et je ne prétends pas lui donner une valeur péremptoire.
Reste qu’en regardant les réalisations du peintre, je suis accaparé par le sentiment d’une énigme à la fois poétique et silencieuse, qui désigne quelque chose du monde sans raconter d’histoire, ni pousser de hauts cris. Elle confère à la peinture ce qui constitue sans doute son destin fondamental : restituer à la couleur son pouvoir émotionnel, mais dans le sens d’une tempérance, d’une allusion, d’un crépuscule. Certes, il existe résolument d’autres conceptions de ce qu’est ou de ce que doit être un espace pictural. Et le traitement d’une couleur est étroitement lié à la technique d’un artiste, qui lui appartient si intimement qu’il serait indécent de vouloir en décrypter les procédés.
L’artiste avoue qu’il a besoin, pour œuvrer, d’une certaine routine dans l’espace et dans le temps. Voilà qui suffit, en ces années troublées, à lui donner l’assise d’un être libre, que n’affectent ni les fureurs de la mode, ni les querelles des théoriciens.
Jean LIBIS
2018